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lundi 21 mars 2011

Plongée dans l’univers des diplômés chômeurs

  • Les futurs recrutés attendent leur affectation dès ce lundi
  • Une organisation quasi militaire
  • Jusqu’à 15 dans un appartement
Les diplômés chômeurs ont les yeux rivés sur la Primature. Ils doivent être convoqués ce lundi pour l’intégration dans la fonction publique de plus de 4.000 d’entre eux. Ils sont titulaires d’un doctorat, d’un DESA ou d’un master spécialisé. Depuis l’annonce de la nouvelle et l’adoption d’un amendement qui impose le recrutement dans l’Administration sans concours, c’est l’apaisement.
Donc depuis le 1er mars, les marches incessantes sur le boulevard Mohammed V à Rabat ont cessé. Les diplômés chômeurs avaient monté une Coordination nationale des groupes des cadres supérieurs en chômage. C’est cette instance qui a mené les négociations avec une cellule comprenant un gouverneur de la wilaya de Rabat et deux conseillers du Premier ministre (Abdeslam Bakari et Chiba Maâ Al Aïnine). L’accord obtenu prévoit l’intégration au sein de divers ministères de 2.884 diplômés de la promotion de 2009 et avant. Les 1.420 restants passeront par une formation dans le ministère de l’Education nationale, avant d’intégrer leurs postes en septembre prochain. Ils seront cadres supérieurs, classés à l’échelle 11.

Si ce gouvernement a pris l’habitude de consacrer aux diplômés chômeurs 10% du total des postes budgétaires de la loi de Finances, cette année le Premier ministre a voulu faire plus, soit près de 23%. «L’effort a été fait sur instructions de SM le Roi. D’ailleurs, pour le remercier, nous avons publié un communiqué de presse», affirme Badre-Eddine Laftouhi, secrétaire général de la Coordination.
A l’heure où nous mettions sous presse, personne ne sait dans quel ministère il va atterrir. Tous les départements seront concernés par cette opération. Les plus prisés sont l’Education nationale, les Finances (pour les généreuses primes), l’Intérieur, la Justice ou les Affaires étrangères. Les lieux d’affectation sont également les points noirs. Lors de ses négociations avec la cellule de la Primature, la Coordination a réclamé l’application de la politique de la régionalisation. En d’autres termes, les chômeurs souhaitent être affectés dans leurs villes d’origine. Certains le veulent pour subvenir aux besoins de leurs familles, d’autres pour leurs activités dans le domaine associatif local. Quelques-uns par contre préfèrent la capitale pour leurs plans de carrière dans la fonction publique.
Ces diplômés chômeurs viennent de toutes les régions du pays: Al Hoceima, Errachidia, Fès, Zagora, Tétouan, Ouazzane, Oujda, Marrakech, Sidi Kacem… Rabat compte un ou deux cas. Ils ont obtenu des diplômes dans diverses branches: physique-chimie, biologie, études islamiques, littérature arabe, droit… Il y a même un ingénieur de l’Ecole nationale d’industrie minérale et un autre de l’Institut agronome et vétérinaire Hassan II.

Logistique
 
L’organisation est assez impressionnante. Au début, il faut créer un groupe, lui donner un nom, inscrire les candidats (avec des pièces justificatives légalisées) et passer à un autre. Ces candidats au groupe s’acquittent de 100 DH comme droit d’inscription et 10 DH par mois à titre de participation aux frais. Cet argent servira à acheter les dossards et couvrir les frais de soins des blessés à la suite d’interventions musclées des forces de l’ordre. La date d’inscription est un argument décisif pour le recrutement, suivant l’adage du «premier arrivé, premier servi». Badre-Eddine Laftouhi préfère parler du «respect de la légitimité historique». Suivant les procès-verbaux du groupe, ce sont les anciens qui ont la priorité. En tout cas, une fois le nombre de chômeurs atteint, le groupe arrête les inscriptions. Les nouveaux arrivant s’inscriront dans le groupe suivant. En général, le groupe comprend entre 150 et 300 personnes. Celui auquel appartient Laftouhi comprend 224 cadres. D’ailleurs, l’ensemble des diplômés chômeurs est réparti sur 39 groupes dont «12 descendent dans la rue», pour reprendre l’expression de Khadija Bouhayek, originaire de Tétouan et qui «marche depuis un an et trois mois». Donc tous ceux qui défilent sont concernés par la promesse de recrutement. «Il n’y aura plus de marches ni de sit-in», rappelle Abdelali Omari lui aussi chanceux. Sauf que d’autres diplômés montent au créneau depuis l’annonce publique du recrutement. Cela a plutôt été un appel d’air pour d’autres qui voudront utiliser ces mêmes moyens pour obtenir un emploi. D’ailleurs, il y a de plus en plus de rassemblements de licenciés devant la wilaya de Rabat et à Bab El Had. Ils sont venus de toutes les régions du Maroc pour voir s’ils n’auront pas leur part du gâteau. D’autres ayant la licence ont commencé à s’inscrire sur des listes ouvertes aux sièges des provinces. L’affaire est remontée jusqu’au Conseil de gouvernement. Interpellé, le ministre de l’Intérieur a fait valoir que c’était un travail de routine.
Le siège de l’UMT à Rabat grouille de diplômés chômeurs. Ont-il intégré la centrale syndicale? Non, affirment-ils. La centrale met à leur disposition les locaux pour se réunir et utiliser la buvette qui est d’ailleurs payante. Pour Laftouhi comme pour d’autres, «les diplômés chômeurs sont souvent politisés. Il est difficile pour un parti ou un syndicat de les recruter».
Comme ils viennent de régions lointaines et n’ont pas de moyens, ils se débrouillent comme ils peuvent. Pour louer un appartement, les filles se mettent à 10 ou à 12. Le nombre des locataires peut aller jusqu’à 15 à raison de 4 ou 5 par chambre.
Chaque groupe a un statut interne qui le régit, avec des commissions (médicale, dialogue et slogans). La plus importante est celle du greffe qui contrôle les présences des chômeurs après les manifestations. Après chaque marche, les groupes se rendent à l’espace Jeddah (ancien siège du ministère de la Communication) pour pointer les présences. Au point que cet espace a été rebaptisé jardin de greffe (jardat dabt). Pour chaque absence non justifiée, l’amende peut aller jusqu’à 30 DH. Le nombre d’absences ne peut dépasser 7. Si un chômeur franchit ce seuil, il est exclu du groupe. Pour le réintégrer, il doit réunir les trois quarts des signatures du groupe en une semaine. Le bureau du groupe se réunit et vote à bulletin secret l’éventualité de sa réintégration. Un groupe comprend 3 femmes enceintes et autant ayant des enfants. Pour ces cas, le règlement n’impose que 50% de présence.
Depuis plus d’une année, chaque groupe s’est doté d’une couleur et d’un dossard qui porte son nom. Quand quelqu’un a perdu son gilet, il peut toujours utiliser des bandes aux couleurs du groupe. Le choix de la couleur permet de distinguer les manifestants d’éventuels casseurs qui peuvent se faufiler à l’intérieur du groupe. 
 
Sécurité d’emploi

Les chômeurs ont une image négative du secteur privé. Quand on leur pose la question de savoir pourquoi ils ne veulent travailler que dans la fonction publique, leurs réponses sont toutes faites:  «le secteur privé n’est pas structuré», «beaucoup ont de mauvaises expériences», «la précarité dans le travail», «les entreprises familiales», «aucune garantie»… Le mot est lâché. Dans la fonction publique, la sécurité de l’emploi est garantie quelle que soit la rentabilité.

Ecole de la démocratie

Pour un meilleur fonctionnement du groupe, la responsabilité du bureau obéit à une rotation régulière. Tous les deux mois, une élection est organisée pour élire un nouveau bureau ou garder l’ancien. Mais attention, pas plus de deux mandats successifs pour les membres d’un bureau. Pour des diplômés chômeurs, «ces expériences développent leur relationnel». Lors des halakates (débats), ils apprennent à parler en public, à écouter les autres et surtout avec respect. En somme ils s’initient aux règles du dialogue, une sorte d’apprentissage de la démocratie.