Pages

mardi 9 février 2010


Texte d’interview avec Lucile DAUMAS, membre de l’ONG ATTAC Maroc



1- Au Maroc, le chômage des cadres supérieurs est devenu presque une fatalité malgré le besoin accru des établissements publics en ressources humaines. D’après vous, à quoi peut-on attribuer ce contraste de faits ?

Les plans d’ajustement structurel, mis en place dès la fin des années 1980 ont reposé sur deux dogmes : la compression des budgets publics et l’allègement du rôle de l’Etat dans la gestion de l’économie, et notamment des services. C’est pourquoi, malgré des indicateurs sociaux particulièrement alarmants, malgré le besoin criant de mettre fin à l’analphabétisme, de développer le système scolaire ainsi que le système de santé, pour ne donner que ces deux exemples, la politique a été de rechercher par tous les moyens à comprimer au maximum les postes budgétaires, quels que soient par ailleurs les besoins du pays. C’est un exemple caricatural d’application aveugle de dogmes économiques (qui ont été appliqués presque partout dans le monde) sans considération pour les besoins réels du pays et de ses habitants.

2- Etes vous d’accord avec ceux qui pensent que le chômage touchant les cadres supérieurs n’est qu’une conséquence logique des politiques adoptées par l’état marocain depuis l’indépendance, c'est-à-dire à des politiques qui négligeaient l’investissement dans une économie productive basée sur la recherche scientifique ?

La recherche scientifique n’est qu’un tout petit aspect de la question, peut-être celui qui montre le plus l’absence de volonté d’acquérir une réelle capacité d’affronter l’avenir de façon autonome. Mais je dirais plutôt que l’Etat social a toujours été le cadet des soucis des gouvernements qui se sont succédés après 1961 et qu’à ce manque de préoccupation pour la satisfaction des besoins essentiels de la population en matière de services (eau potable, éducation, santé, routes…) qui a fait du Maroc la lanterne rouge en matière de développement humain pour toute l’Afrique du Nord, sont venus se superposer les plans d’ajustement structurel qui n’ont fait qu’aggraver la situation.

3- Subissant les consignes du FMI dans le cadre de programme d’ajustement structurel, le Maroc, à l’instar des autres pays pauvres, est obligé d’orienter son économie vers la surexploitation de ses ressources naturelles à des fins d’exportation. Ceci lui confére, croit-il, la possibilité de recevoir des devises pour pouvoir continuer à payer sa dette. A votre avis y a t-il une relation entre l’endettement du pays et la question du chômage ?

L’endettement du pays a effectivement été l’un des leviers qui a obligé le Maroc à accepter les plans d’ajustement structurel prônés par le FMI et la Banque mondiale et à abandonner la politique de marocanisation qui avait été initiée à partir de 1973 et qui reposait sur une volonté de substituer –en partie au moins- les importations par la dynamisation de la production nationale, tant sur le plan de l’agriculture que de l’industrie et des services. Depuis 1990 effectivement, la tendance s’est inversée et l’orientation générale est maintenant au contraire de produire pour exporter (et récupérer des devises, dont une grande partie a servi à rembourser la dette) tandis que l’on importe la majeure partie des produits de consommation courante des marocains et que les services sont confiés au secteur privé (national ou étranger). Parallèlement, la course aux Investissements directs extérieurs, notamment par la privatisation des entreprises publiques et la levée de l’interdiction pour les étrangers d’acquérir de la terre, a entraîné une ouverture totale du Maroc aux appétits des multinationales et des investisseurs. Toutefois on ne peut pas, à mon avis établir un lien direct de cause à effet entre cette situation et la question du chômage. En revanche, il y a un lien direct entre l’adoption des mesures libérales du Consensus de Washington et la question de l’emploi, car elle a entraîné une refonte totale du code et du marché du travail, dans le sens d’une plus grande flexibilité pour les employeurs et d’une aggravation de la précarité pour les travailleurs, tant au sein des ministères que dans le secteur privé.

4- Depuis qu’il a ratifié la convention internationale du libre échange, le Maroc s’est engagé dans une voie de la libéralisation de son économie et de la privatisation de ses services publics. Quelle est votre opinion quant aux conséquences du libéralisme sur la question de l’emploi des cadres supérieurs ?

Je ne pense pas que l’on puisse séparer la question de l’emploi des cadres supérieurs de la question globale de l’emploi au Maroc. Les cadres supérieurs, tout comme les bacheliers ou les analphabètes se retrouvent dans une structure de l’emploi complètement chamboulée par les politiques libérales : la fonction publique est moribonde, les fameux DVD ayant accéléré sa décadence, et le marché de l’emploi est fortement marqué par ce qui est l’essence du néo-libéralisme actuel : faire fructifier le capital au détriment du travail. Tandis que les bénéfices du capital ont littéralement explosé, la condition salariale s’est considérablement dégradée, non seulement au niveau de la rémunération du travail, mais aussi au niveau des statuts et des conditions du recrutement et du travail. Une telle régression n’aurait pas été possible sans la création d’un chômage massif, seul à même d’étouffer les revendications et la résistance des travailleurs. C’est pourquoi le chômage n’est pas seulement une conséquence des politiques libérales, mais il en est aussi une des conditions structurelles. Le chômage des cadres supérieurs en fait partie.

5- L’idée de certains cadres supérieurs au chômage est subtile, ils prétendent que la question du chômage en général est dûe au probléme de la dépendance énomique des pays pauvres du sud à l’égard des pays riches indutriels du nord. Qu’est ce que vous en pensez ?

La question du chômage ne peut se réduire à cette explication. Le chômage et le sous-emploi touchent en effet tout autant les pays industrialisés que les pays dépendants. La dépendance entraîne surtout une grande sensibilité aux aleas de l’économie mondiale. La crise actuelle a entraîné la suppression de millions d’emplois à travers le monde. Mais au Maroc, comme dans les autres pays dépendants, les secteurs les plus touchés sont ceux qui sont ouverts aux marchés mondiaux (le textile par exemple). Ces dernières années, la seule politique de l’emploi au Maroc a consisté à essayer de capter le maximum de délocalisations et de sous-traitance en mettant en avant la faiblesse des salaires et la docilité de la main-d’œuvre. La crise a montré les limites d’une telle orientation, qui rend le pays très sensible aux perturbations extérieures sans qu’il ait les moyens d’y apporter ses propres réponses.

En revanche, il y a une grande différence entre les pays dans la façon dont le chômage est vécu, qui est liée à l’existence ou pas de minima sociaux, de protections sociales et de services publics de qualité, qui sont les seules garanties pour un chômeur d’accéder aux conditions minimales d’une vie digne et d’un accès aux services fondamentaux. Cette différenciation ne recouvre d’ailleurs pas totalement la ligne de fracture entre pays riches et pauvres / dominants et dominés mais est aussi liée à l’histoire sociale de chaque pays et au niveau des acquis que les luttes des travailleurs avaient permis d’arracher.

6- Comment vous concevez au sein d’ATTAC les politiques socio-économiques susceptibles d’endiguer le probléme du chômage des cadres supérieurs ?

Attac mène plutôt une reflexion globale sur la question du chômage, qui ne peut être résolue que dans le cadre d’une politique qui remette la finance à sa place, au service de l’économie et des citoyens, et non l’inverse et qui donne la priorité au social et à l’écologique. Le libéralisme a cherché à étendre ses marchés par une extension de la main-mise du capital sur toute la planète (notamment par le biais de l’OMC et des accords de libre-échange) et par sa pénétration dans toutes les sphères de l’activité humaine (ce que nous appelons la marchandisation du monde) et notamment par la privatisation des services. Nous avons besoin de remettre la finance sous-contrôle, de diminuer la part des profits financiers et de revaloriser le travail. La crise qui affecte toute la planète, non seulement financière, mais aussi sociale, alimentaire et écologique, montre l’urgence de revenir à un système qui privilégie la satisfaction des besoins des citoyens, qui rémunère le travail à sa juste valeur et qui renationalise non seulement tous les services publics, mais aussi tous les biens communs de l’humanité (l’eau, les matières premières,…).

Dans un pays comme le Maroc, la priorité est au recrutement massif de tous les cadres au chômage pour permettre aux citoyens un accès généralisé à des services publics de qualité. C’est un véritable gâchis d’avoir une masse de cadres formés avec l’argent des citoyens, qui ne sont pas mis au service d’une vigoureuse politique de généralisation de l’enseignement, d’un secteur de santé performant, d’un accès de tous à l’eau potable, l’électricité et l’assainissement, bref à tous les besoins de base reconnus comme des droits élémentaires par les conventions internationales. Ce n’est que comme cela que l’on pourra réellement faire progresser le développement humain au Maroc et non pas en trafiquant les statistiques pour faire déplacer le curseur du Maroc dans l’indice créé par le PNUD.

Propos recueillis par le cadre AHOUACH abdellah
membre du comité médiatique du groupe
Rabita des cadres supérieurs au chômage.

Pour en savoir plus sur Attac et ses activités : www.maroc.attac.org